Louise Salomé (1861-1937), de lointaine ascendance huguenote, née en Russie, dans une famille proche du Tsar Nicolas II, a vécu son enfance et son adolescence dans une atmosphère heureuse, protégée. Ses parents appartenaient à une Église Évangélique Réformée. Belle, séduisante, douée d’une intelligence exceptionnelle, elle se plonge très tôt dans les œuvres des plus grands philosophes (Kant, Spinoza, par exemple), avec l’aide d’un certain pasteur Gillot. Elle parcourt toute l’Europe, noue des amitiés solides. Elle est mariée encore jeune à un homme plus âgé : Andreas, universitaire allemand connu pour ses recherches de philologie sur l’Iran ancien. On a prêté à Lou beaucoup d’aventures extraconjugales. Mais pour elle il ne s’agissait que d’amitié et d’enrichissement réciproque. Séductrice, dominatrice, elle ne pouvait empêcher les hommes de l’aimer avec passion ; entre autres : le pasteur Gillot, Nietzsche, Paul Rée, Rainer Maria Rilke. Elle fut la maîtresse de Rilke comme elle l’avoua elle-même. En 1911, elle rencontre Sigmund Freud à Weimar et entre dans le premier cercle de la psychanalyse naissante ; Lou sera psychanalyste, mais, chose rare, elle gardera face au maître sa pleine liberté. Elle-même se définira comme « hérétique ». Quant à Freud, il avait pour elle de l’admiration, de la tendresse. Ainsi, elle ne fut jamais d’accord avec l’athéisme radical de Freud. Certes, elle abandonnera, dès son adolescence, toute pratique religieuse, mais gardera la foi en un Dieu bien à elle. En 1892, elle livre son premier souvenir d’enfance et elle écrit : « C’est mon commerce avec Dieu » ; aveu pour le moins surprenant ; un « commerce » avec un Dieu créé qui « n’appartenait qu’à moi seule, non le Dieu de la famille ou de l’Église mais de mon Dieu, découvert par hasard en Lui, ma propriété ». Quand elle repense à cette « étrange virtuosité de la foi, à cette aisance quasi ludique à croire sans voir », elle en trouve la raison dans cette « naïve simplicité dont seul demeure capable un entendement d’enfant qui ne sait pas encore distinguer nettement entre ce qui est perçu de l’extérieur et ce qui est vécu de l’intérieur » ; elle pressent qu’il y a là une « marge de jeu que seul un être suprasensible et invisible comme Dieu peut offrir à toutes les forces de l’âme autocréatrices s’exerçant librement ». Ces forces autocréatrices libérées pouvant s’épanouir sans réserve. Lou insistera sur le fait que le Dieu auto-créé dont elle parle n’a pas grand-chose à voir avec l’environnement familial et encore moins avec le « Dieu enseigné ». La petite enfance passée, l’esprit critique, la raison s’opposeront à « ce libre jeu des forces de l’âme ». Le rejet de toute contrainte extérieure (tradition, dogme…) donnera accès à « une autre liberté intérieure jubilatoire, mais celle-ci ne pourrait être qu’un leurre ne coïncidant pas avec le vécu profond ». Pourtant cette Totalité, ce « Tout », comme l’invention de Dieu à l’origine, ainsi que l’éloignement qui lui succède sont susceptibles d’être « réanimés » par des sentiments religieux. L’analyste confronté à ce texte difficile note qu’il n’y est pas question d’inconscient au sens formel mais la « chose » est bien présente avec l’évocation de la pensée archaïque et du mythe. Le théologien songera à Pr 8,30 où la Sagesse est décrite comme un enfant jouant avec Dieu ; un Dieu que ce jeu comble de délices (« J’étais à l’œuvre auprès de Dieu, et je faisais de jour en jour ses délices, jouant devant lui tout le temps. ») ; sommes-nous si loin de l’image du « Commerce avec Dieu » ? Il songera également à ces paroles de Jésus d’après Mt 18,3 : « En vérité, je vous le déclare, si vous ne changez et ne devenez comme les enfants, non, vous n’entrerez pas dans le Royaume des Cieux. » ; et s’il est Réformé, le concept calvinien de « sensus divinitatis » et de « semen religionus » s’imposera. À savoir ce « sentiment du divin », cette « semence de religion » que Dieu a déposés dans l’âme de tout être humain qu’il appelle à la vie.
Camille Jean Izard